Les Karaïtes sont l’un des peuples autochtones de Crimée. Tout comme les Tatars de Crimée et les Krymtchaks, cette minorité ethnique a été durement marquée par les répressions tsaristes et soviétiques. En 2014, la deuxième annexion de la Crimée par la Russie [elle fut annexée une première fois par Catherine II en 1783 — ndlt] a poussé la majorité des Karaïtes à quitter la presqu’île. La communauté karaïte est aujourd’hui réduite à peau de chagrin et ses traditions, sa langue et son histoire sont peu documentées.
« Je me définis en tant qu’artiste, créateur de mode dans le prêt-à-porter et militant pour les peuples autochtones de Crimée. Je ne saurais dire à quel moment je suis devenu militant. À vrai dire, la frontière entre les deux est assez floue, mais il y a bien un moment où le simple citoyen engagé que j’étais est devenu un militant à part entière. Aujourd’hui, j’apprends à me revendiquer en tant que tel, mais surtout, je peins, et au travers de mon art, je fais la lumière sur des questions sociales importantes. »
Petit garçon, Ezra découvre son histoire familiale et ses origines karaïtes grâce aux récits que lui raconte sa mère. Sa curiosité est piquée — il commence à faire des recherches sur le sujet, apprend la langue karaïte et se demande comment mieux mettre en lumière cette culture.
« De nombreux Ukrainiens ne connaissent pas le peuple karaïte. Et ceux qui le connaissent l’associent aux chaussons à l’agneau, pas franchement représentatifs de nos traditions culinaires… Aujourd’hui, l’histoire et les traditions du peuple karaïte sont très peu documentées. L’information est parcellaire et dispersée, sur Internet et dans le monde entier. Il existe bien une modeste communauté karaïte à Kyiv, mais ses membres ne sont pas particulièrement actifs et même la Kenassa [synagogue karaïte – ndlt] ne remplit pas ses fonctions premières. Les Karaïtes ont besoin d’une structure représentative, à l’image par exemple du Majlis, l’assemblée des Tatars de Crimée. »
Il a fallu plusieurs années à Ezra pour atteindre un niveau de connaissance qu’il juge satisfaisant. Si la Crimée n’était pas occupée par les Russes, la tâche aurait été bien plus facile. Avant 2014, on pouvait encore y discuter avec les personnes âgées. Beaucoup d’entre elles vivaient toujours en Crimée, car les Karaïtes ont moins été touchés par la déportation et les répressions soviétiques que les Tatars de Crimée. Après toutes ces années de recherches, Ezra se sent investi d’une mission double : rassembler et systématiser les archives historiques et organiser des activités pédagogiques pour enseigner aux autres l’histoire de son peuple.
Ezra n’a jamais vu la Crimée. Il est né à Kherson, a grandi à Poltava, a fait ses études en Slovaquie et vit désormais à Oujhorod, dans l’ouest de l’Ukraine.
En 2014, j’ai décidé que je n’irais pas en Crimée tant qu’elle serait aux mains des Russes. Plus qu’une question morale, c’est tout simplement dangereux, étant donné que j’affiche ouvertement mon militantisme. J’attendrai que la Crimée soit libre et ukrainienne.
« Mon arrière-grand-père s’appelait Louka Otchan. Il est né en 1910 et était 100 % d’origine karaïte. Il avait huit ans lorsque le souffle de la révolution russe a balayé la Crimée. Sa famille a été dépossédée de ses biens. C’était une très grande famille. Historiquement, en Crimée, les Karaïtes étaient aisés et avaient des droits. Après les avoir dépossédés, les Russes les ont tués, très probablement devant le petit Louka. Il a été épargné, parce que trop jeune. On l’a jeté dans le premier train et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé à Horlivka, dans la région de Donetsk. »

« À Horlivka, mon arrière-grand-père a grandi dans une famille d’accueil. À quatorze ans, il a commencé à travailler dans les mines. Plus tard, il a rencontré mon arrière-grand-mère. Ensemble, ils ont eu six enfants. Toute la famille portait fièrement le nom de Otchan, qui avait résisté aux épreuves du temps. Marqué par les traumatismes de son enfance, mon arrière-grand-père s’est muré dans le silence. Il n’a jamais partagé son histoire avec quiconque. Mon arrière-grand-mère l’a appris par hasard, lors d’une réunion familiale. Ils ont notamment découvert que le frère de Louka avait survécu, mais qu’il avait été envoyé dans un camp de concentration en Russie septentrionale. »
À 18 ans, Ezra décide de changer de prénom.
J’avais besoin de le faire, pour réparer l’injustice commise par les communistes, qui ont brisé ma famille. Mon arrière-grand-père portait un prénom courant chez les Karaïtes, mais, par crainte des répressions, il a donné des prénoms non karaïtes à tous ses enfants. Moi aussi, on m’a donné ce que j’appelle un prénom “soviétique normatif”. Mon père n’est pas d’ascendance karaïte et ne reconnaît pas vraiment cette part de mon identité.
Ezra nous explique qu’il était courant chez les Karaïtes vivant parmi les qazaqlar [les Blancs — ndlr] de réserver leur prénom karaïte à un usage domestique, préférant un prénom plus « normatif » pour la vie publique. C’est ainsi que Chimon devenait Semen et Moïcha, Mykhaïlo…
« Je pense que nous n’avons plus rien à craindre aujourd’hui. Nous vivons dans un pays libre. C’est pourquoi j’ai choisi de transformer ce “système de la peur” en “système de la fierté”. Je veux que tout le monde sache que je m’appelle Ezra. Je veux qu’on me demande de quelle origine est mon prénom. Ce à quoi je répondrai avec fierté que je suis un Karaïte. En fin de compte, je suis plus vrai. Les personnes que j’ai rencontrées après avoir changé de prénom me disent souvent que l’ancien ne me va pas du tout ! Elles me disent que j’ai une tête à m’appeler Ezra. Au début, il est vrai que j’ai perdu une part de moi. Après tout, ce n’est pas rien de changer de prénom à dix-huit ans. Il faut se redécouvrir. Mais le temps a fait son œuvre. Aujourd’hui, j’adore mon prénom et il me rend la pareille. »
La passion d’Ezra pour la mode lui vient également de sa mère, qui travaille dans le prêt-à-porter. Il y a quelques années, Ezra et son amie Safiye, d’origine tatare de Crimée, ont eu l’idée de célébrer les cultures autochtones de Crimée en fondant une marque de vêtements.
« À l’origine, on voulait créer des vêtements arborant des phrases en langue tatare de Crimée, pleines d’esprit, que seules les personnes originaires de Crimée comprendraient. Finalement, on a pensé que ce serait irrespectueux et on a abandonné ce projet. Un peu plus tard, on a eu l’idée de créer une collection dédiée aux montagnes de Crimée, car elles ont une signification sacrée pour nous. Mon sommet préféré est l’Ayou-Dag. Si j’étais assez grand, je l’enlacerais et l’embrasserais. »
Récemment, Ezra a mis en vente un nouveau pull à manches longues serti des mots Millet, Vatan, Qirim, que l’on peut traduire par « Peuple, Terre, Crimée ».
Ezra est plein d’idées et de projets pour donner un souffle nouveau à la Crimée après sa libération.
« Le problème, c’est que j’ai du mal à me concentrer sur le moment présent, parce que je pense sans cesse à l’avenir. Je me demande si j’aurai assez de toute une vie pour réaliser tous mes projets en lien avec la Crimée. Je veux me rendre à Kezlev [Ievpatoria, autrefois haut lieu de la culture karaïte — ndlr] pour y admirer la Kenassa. Là-bas, je veux m’asseoir au soleil, sentir sa chaleur sur mon visage et profiter de la vie. Mais il y a un petit détail qui risque de tout gâcher : dans l’arrière-cour de la Kenassa trône un immense buste de Lénine. Je veux le démolir. Sinon, j’ai une idée pour la reconstruction du front de mer à Sébastopol, que je mettrai en œuvre avec un architecte après la victoire. Je rêve de retrouver la Crimée d’avant 1944 [déportation des Tatars de Crimée par Staline — ndlt] et de la reconstruire telle qu’elle était à l’époque, comme si rien de tout cela n’était arrivé… comme si le temps s’était figé. Je veux célébrer notre culture et obtenir l’autonomie territoriale et nationale de la Crimée, car c’est notre terre. La Crimée doit appartenir à ceux qui la connaissent vraiment. Cela me révolte qu’elle soit réduite à n’être qu’une station balnéaire plantée de stands de chachlyks [brochettes de viande moyen-orientales – ndlt] et de tchourtchkhela [confiserie traditionnelle géorgienne – nldt]. Je veux montrer aux autres la Crimée telle que je la vois : à travers le prisme d’un amour sans bornes. »